Voici les notes d'une personne ayant participé à un stage de sculpture. Elle a tenu son journal au jour le jour, du premier au cinquième jour. Elle nous confie ses impressions, son vécu.
Cinq doigts de la main pour apprendre à « conter » le décompte de cinq jours de stage en sculpture sur bois : une invitation au voyage d'un apprenti-sculpteur.
Il est bien connu que les petits enfants apprennent à compter sur leurs doigts, à l'enseigne des grands. Et chacun de nous est dans la peau d'un petit enfant, au premier jour de classe, devant son établi, les gouges, le bois. Et le maître.
Le premier jour est à l'enseigne de l'auriculaire. C'est le plus petit doigt, il sert à aller dans son oreille, la nettoyer de tout ce qui gênerait une bonne écoute. Car on est tout-petit le premier jour. On se fait toute ouïe pour bien entendre et comprendre les premières indications et consignes du maître. Il est connu qu' « une grande marche commence par un petit pas » et c'est particulièrement de mise la première fois qu'on tient une gouge en main devant la pièce de bois qui nous attend. L'heure est donc à l'humilité et le restera tout au long du stage. Sans quoi, impossible d'apprendre et de grandir un peu dans les arcanes de la sculpture. « Aller plus avant dans les odeurs du bois », « incarner le beau dans la matière », « moment de découverte », « ouverture à l'enseignement et au religieux », « réaliser des poteaux sculptés un jour » : autant de motivations et d'attentes pour le stage de sculpture sur bois exprimées par les participants au seuil du premier jour. Je les fais miennes, avec ces visées et ces convictions : aller plus avant dans les odeurs du bois, c'est aller plus avant dans nos propres odeurs de vie et de création ; incarner le beau dans la matière, c'est laisser la beauté nous toucher au cœur ; un moment de découverte, c'est déployer tous les possibles qui sont en nous et qui font de nous qui nous sommes ; réaliser des poteaux sculptés, c'est avoir en visée un « impossible rêve », dirait Brel, un rêve qui nous guide et fait de nous un homme en marche, les pieds rivés au sol et la tête levée au ciel. Et si c'était tout cela le stage ? La première journée de stage s'est déjà envolée, comme paille emportée par le vent qui a beaucoup soufflé aujourd'hui, à l'extérieur et à l'intérieur, sous le ciel de Saint-Denis où l'on devinait la Montagne vraiment « Noire », et en nos cœurs qui ont dû battre plus qu'à l'ordinaire. Quelle joie de voir de nouvelles croix commencer à apparaître sous l'œil vigilant du maître ! Une émotion me prend, me surprend, semblable à celle qui est montée en moi, l'an dernier, quand j'ai réalisé cette même première croix. Une émotion maîtrisée, davantage intériorisée : celle qui fait de moi un apprenti-sculpteur en marche vers la rencontre de « mon Christ Pantocrator » que je me propose de mettre au jour au cours de ces cinq jours de stage. Déjà je sais que ce Christ Pantocrator n'est pas « le mien ». Il sera ce qu'il veut bien être. Mes mains sont à son service, sous le regard bien-veillant de Philippe Péneaud. Le fond autour du personnage est abaissé de cinq millimètres, en « protégeant » les inscriptions « IC XC » par une forme les épousant à environ un millimètre des lettres déjà mises en relief. Le travail me prend, comme la montagne prend l'alpiniste. En silence.
Les stages de sculpture sur bois ont lieu dans l'Aude à Saint-Denis, à 20 mn de Carcassonne,
1 h de Toulouse, 1 h 30 de Montpellier, 5 h de Paris en TGV via Montpellier.
Le stage de sculpture sur bois dure cinq jours.
Chaque jour, les horaires sont de 8h à 12h et de 14h à 17h.
Le nombre de stagiaires est limité à 3 ou 4 personnes... presqu'un cours particulier !
L'index montre la voie et me en garde, il ouvre un chemin et met les balises en place. Chacun va pouvoir se mettre en mouvement, trouver orientation et direction, pour que les doigts de ses deux mains aillent dans le même sens, celui d'un travail qui nous fera naître à nous-mêmes et aux autres. Je m'étonne et m'émerveille autant du travail des autres que du mien. Qu'il est bon de se sentir co-artisans d'une œuvre qui nous dépasse et passe par nous ! L'émergence du beau à travers le bois touche mon cœur. Qui devient davantage de chair . Des croix, toutes différentes, rejoignent la mienne et réactivent le moment de co-création. Comme dit la prière de l'artisan : « Une grâce de toi pour parler aux autres », Seigneur, passe en chaque œuvre. Et fait signe. L'auréole du « Christ Pantocrator » surgit. Le soleil se montre derrière les nuages, le vent continue à souffler, « dans le souffle d'une brise légère ». Elle prend forme, l'auréole, ronde, légèrement creuse, un peu comme un berceau, pour mieux accueillir la tête du Christ Pantocrator. Dans le même temps, je me laisse creuser par un mystère de vie qui me dépasse et m'attire tout-à-la-fois, entouré de mille anges divins et séraphins dans l'atelier de Philippe Péneaud, ceux qu'on voit et ceux qu'on ne voit pas. Mieux : qu'on voit avec le cœur. Un berceau, un Christ à naître, même s'il est Pantocrator, des anges, des chérubins, un silence, une voix qui guide, des étoiles au cœur de chacun : une ambiance me porte. Et si c'était cela notre initiation à la sculpture sur bois, comme tout autre travail de création artistique : une histoire de naissance, un mystère de nativité de notre être au plus être qui est en nous ? Un accoucheur talentueux nous ouvre la voie.
Le majeur de notre main nous indique que nous sommes à la moitié de la durée du stage. Le temps passe très vite. L'énergie se déploie, le silence apaise et nous fait reprendre souffle. Bientôt des rosaces naîtront, un Christ Pantocrator commence à montrer le bout du nez. C'est que le travail me poursuit. L'auréole mise en place, la largeur des cheveux est rectifiée avant de commencer à arrondir la coiffe extérieure. D'autres croix se terminent. Nous saluons la naissance de chacune avec beaucoup de respect, de joie profonde partagée. Nous nous reconnaissons, en silence, tous partenaires dans cet indicible élan qui permet à quelque chose de beau de sortir de nos mains. Le projet devient réalité pour chacun : « la beauté est incarnée dans la matière ». Chacun, à sa manière, devient passeur de beau, dans une expérience commune : le fragile équilibre de la même maîtrise de l'outil, du geste libérateur qui permet à une croix de sortir d'un morceau de bois. Des étoiles naissent aux yeux de chacun dans un temps d'arrêt spontané du travail : un moment rituel où l'œuvre est accueillie et reconnue, où l'auteur est accueilli et reconnu comme co-créateur, où l'acte de co-création est célébré, dans le silence du cœur de chacun. Avec plus de soleil dans les veines et la fatigue commençant à s'accumuler, nous décuplons d'ardeur comme pour sublimer nos signes de faiblesse. Le corps ne ment pas. Il a ses raisons et ses exigences que notre désir de puissance ne connaît pas. « L'impuissance de la perfection » nous est rappelée dans un souffle priant. Un rappel à l'humilité de notre être limite notre tentation de démesure dans la volonté d'aller outre le faisable. L'œuvre surgira quand et comme elle voudra, par grâce et travail. C'est avec beaucoup d'émotion que je commence à sculpter le visage du Christ Pantocrator.
A l'enseigne de l'annulaire, chacun fixe l'anneau de l'alliance à son doigt : une alliance qui se fait, en nous, avec notre projet de stage, avec le cadre de travail, le rythme proposé par le maître, dans des moments intenses de travail et des moments non moins intenses de silence, où chacun est invité à se repositionné devant l'œuvre à naître. Ou, ce qui revient au même, à re-poser sous humanité en Dieu. Une alliance entre apprentis-sculpteurs, dans un non-dit où chacun sait apprécier la connivence d'une découverte, d'un lâcher-prise devant la sur-prise de ce qui naît de la planche et au plus intime de nous-mêmes. Tout récit de création est habité d'un profond silence : une vie est en train de naître. Chacun se remet au travail, fort de ce qu'il a déjà réalisé et curieux de ce qui reste à découvrir. Gérer l'écart entre les deux nous enrichit d'une « sainte patience » et d'une attention soutenue pour mener à bien notre projet. Je commence à accepter l'idée que je repartirai de Saint-Denis avec mon Christ Pantocrator en parturience. C'est que ça met du temps à naître un Christ Pantocrator, et moi encore plus dans ce face à face où je ne sais plus qui sculpte qui ! Au fond, je le sais : n'est pas « Pantocrator » qui veut... Le chemin sera balisé. Je le poursuivrai avec confiance, ouvert à ce qui adviendra, et du Christ Pantocrator et de moi-même. Et si c'était cela la fine pointe du stage ? Le visage commence à me sourire. C'est déjà beaucoup. Chaque élément du visage est traité scrupuleusement. Je prends des mesures, compare des modèles, corrige la sculpture des cheveux tombant dans le cou et passant derrière les plis du vêtement de chaque côté de la tête. Plus le temps passe dans ce corps à corps avec le bois, plus la paix m'envahit. Ce qui donne au temps une autre dimension : un temps dans le temps nous est donné. Dans le silence donnant respiration à nos mains, des moments fulgurants de joie réchauffent tout mon être. Des anges passent. Je les vois nous sourire et nous encourager. Que serait la terre sans le ciel ? A chacun de lever la tête et suivre l'étoile qui le guide. Et si c'était cela le stage ? Une fenêtre s'ouvrant sur l'étoile salutaire qui brille dans le cœur de chacun. Sculpter un visage est un monde. Dire qu'on sculpte un visage ne veut rien dire. Chaque élément du visage est une sculpture en soi : le nez, la columelle, la bouche, les yeux, les sourcils, les oreilles, le front, les joues, la barbe, le cou. Et chacune de ces sculptures doit co-naître à ses proches : en harmonie, en. « taille, en sagesse et en grâce, devant Dieu et devant le hommes » ! Et si c'était cela sculpter un visage : mettre son propre visage à nu dans un face à face « décoiffant » où les yeux, comme deux fenêtres ouvertes au monde de l'autre me renvoient à mon propre monde intérieur d'où mes yeux font signe ? Deux paires d'yeux, quatre gardiens, quatre veilleurs, éveilleurs. Quatre « Vivants » dans un mystère d'alliance où le Christ ne peut qu'en sortir « Pantocrator ». C'est dans cette « toute puissance » de vie et d'amour que je re-pose mon humanité en Dieu. Et si c'était cela sculpter un « Christ Pantocrator ?
Le pouce ouvert donne une belle forme à toute la main, pour saluer, faire signe, accueillir. Le pouce levé avec les autres doigts refermés indique que tout en en ordre, prêt, accompli, finalisé. C'est un peu tout cela le dernier jour de stage. Nos œuvres fleurissent comme autant de « poteaux sculptés ». Il sera bientôt temps de les poser devant le bois brut des bûches à l'extérieur de l'atelier, en plein air. C'est qu'elles font partie du monde, maintenant. Elles ont enrichi le réel de leur présence. Nous les regardons en silence. Elles nous regardent en souriant. J'ai juste le temps de donner une bouche à mon pauvre Christ Pantocrator qui retournera avec moi comme il est venu : encore à naître. Mais il peut déjà me sourire. Il sourit à tous, d'ailleurs. La contemplation du beau nous rend beaux. Et souriants, du sourire d'une joconde et mystérieuse joie dans laquelle nous allons repartir vers d'autres cieux. Nous savons qu'une expérience commune nous lie : nous nous sommes laissé creuser par l'acte co-créateur. Et chacun se réjouit de la joie de l'autre. Une fraternelle connivence nous confirme dans un « admirable échange », créateur de joie et d'amour : la matière, le bois et nous-mêmes comme transfigurés dans un moment fulgurant de grâce. Et si c'était vraiment cela le stage ? Cinq doigts d'une main pour faire signe, une fois les gouges posées, les doigts de l'autre main venant se joindre à eux, deux mains prêtes à reprendre le travail et la route, à prier, à saluer en invitant d'autres au voyage.
Merci enfin à Philippe Péneaud de m'avoir permis d' « aller plus avant dans les odeurs du bois ». Cette visée a « fait tilt » en moi. Merci, Philippe, de partager ton amour de la beauté, de l'incarnation, de la matière. Merci surtout de nous initier à l'humilité, à l'accueil de tous les possibles en nous.
Les œuvres et la pédagogie de Philippe Péneaud nous ouvrent à la célébration du beau où la matière est par avance transfigurée par l'action créatrice de l'Esprit de Vie en nous. C'est comme une énergie de Transfiguration qui nous est offerte au quotidien de ces jours de stage. Je repars avec un profond respect pour toute la création, pour les personnes rencontrées, même trop peu.
Faire l'expérience que la beauté donne un supplément d'âme à mon monde intérieur, c'est déjà dire que « la beauté sauve le monde », en moi et autour de moi. Comment ne pas repartir avec une joie profonde au cœur ? Dans le silence ou en peu de paroles et surtout à travers l'étoile qui brillera dans nos yeux, nous ne pourrons qu'être témoins de cette beauté auprès de nos proches. Et si c'était tout cela le stage ? A chacun sa réponse.